ALI NNAEMEKA, o.m.i.
Un Igbo chez les Innus
ENTREVUE par Stéphane Gaudet
MAI 2021

Le père Ali est missionnaire sur la Côte‐Nord, dans les communautés innues de Matimekush‐Lac‐John (à Schefferville) et Ekuanitshit (Mingan). Issu du peuple igbo du Nigéria, il fait siennes les identités des populations chez qui il est en mission depuis six ans.
Comment vous est venue l’idée de devenir missionnaire?
Quand j’avais 11 ans, on nous parlait en classe des missionnaires qui étaient venus chez nous. Nous avons été évangélisés par des spiritains irlandais. J’étais étonné de découvrir qu’ils étaient venus de très loin (je ne savais même pas où était l’Irlande). Intrigué, je me suis dit : « Peut-être que moi aussi, je ferai la même chose, un jour. »
Au départ, je ne savais pas la différence entre les missionnaires et les prêtres diocésains. C’est au petit séminaire que j’ai choisi d’être religieux et missionnaire. Quand j’étais petit, j’étais vraiment intéressé par la justice sociale. Comment pourrais-je défendre les opprimés en étant prêtre? J’ai donc cherché une congrégation qui puisse répondre à cette attente. Les Oblats ont des apostolats qui vont dans ce sens, alors je me suis dit : voilà où je pourrais aller.
Autrefois, les missionnaires des pays du Nord allaient dans le Sud, aujourd’hui des missionnaires du Sud viennent chez nous. Comment voyez‐vous cela?
Pourquoi les missionnaires du Nord allaient au Sud ? Parce qu’il y en avait peu du Sud et beaucoup du Nord. Aujourd’hui, il y en a plus du Sud et moins du Nord. On ne vient pas « rembourser » quoi que ce soit. L’Église est une famille. Il y a une seule Église, pas une au Nord et une au Sud. Si l’Église meurt au Nord, l’Église n’est plus complète.
J’étais content d’aller chez les Innus ! La mission chez les Autochtones fait partie des premières missions des Oblats. Si on laisse tomber cette mission, une partie de notre histoire comme communauté religieuse meurt. On ne vient pas sauver le terrain des missionnaires québécois, on vient continuer notre histoire comme famille religieuse. Je ne viens pas vous aider, je viens NOUS aider.
En quoi consiste la mission à Matimekush-Lac‐John et à Ekuanitshit ?
Moi, c’est d’abord la mission de présence. Présence dans la messe, dans les sacrements, dans la communauté, et présence à l’école: j’enseigne aux enfants le développement personnel. Je joue au basket avec eux pendant les récréations. Je rends visite aux malades. Je vais là où la communauté se trouve. Les gens n’ont pas l’habitude d’aller voir le prêtre, alors il faut que je trouve des moyens d’aller à eux. Je vais à la maison de la culture, ils savent que s’il leur manque un réceptionniste, ils peuvent m’appeler. C’est vraiment la présence dans la vie de la communauté : vie de foi, vie spirituelle, vie sociale, même dans les difficultés.
Vous avez déjà écrit sur Facebook que vous étiez nigérian et igbo, mais aussi québécois et innu. Pour être missionnaire, faut‐il adopter l’identité des gens chez qui on travaille ?
Aujourd’hui, je commence par dire que je suis noir. Il y a des choses qui peuvent changer et d’autres qui ne changent pas. Je pourrais décider de ne plus être prêtre. Par contre, je ne peux pas arrêter d’être noir.
Aujourd’hui, ma mission est ici, chez les Innus. Mon appartenance, comme missionnaire, est liée à cette terre, tant que je suis ici. Là où on est missionnaire, c’est là où on devrait s’identifier. Je resterai toujours qui je suis, parce que mes matières premières sont noir, igbo, africain, nigérian. Mais comme missionnaire, je dois me définir en fonction de cette Église, et donc quand je travaille ici, je ne me vois pas comme étranger. Je me vois comme membre de cette Église et je revendique d’être reconnu comme tel.
Le fait d’être originaire du Nigéria plutôt que du Québec facilite‐t‐il votre mission auprès des Innus?
Oui et non. Oui parce qu’au départ, je ne suis pas menaçant. Mais non parce que le premier contact ne définit pas nécessairement qui je suis. Certes, les gens ne vont pas me juger à l’avance, mais cela ne suffit pas pour créer une impression qui reste dans le temps !
Oui parce que j’ai une culture, une histoire, une spiritualité qui ressemblent aux leurs. Mais non parce que je peux avoir tout cela et toujours « faire semblant ». Malgré tout ce qui nous rapproche, je pourrais ne pas vivre comme il le faut.
Vous avez signé un document important dans lequel les Oblats dénoncent le racisme. Un des points appelle les autorités politiques à « reconnaître le caractère systémique du racisme ». Est‐ce que ça veut dire que le Québec ou que les Québécois sont racistes ?
Si vous brûlez un feu rouge, le policier va vous demander : « Vous n’avez pas vu le feu rouge ? » Si c’est un Autochtone, le policier va lui faire passer un test pour voir s’il a bu. Pourquoi ? Parce qu’on a l’image qu’un Autochtone, c’est quelqu’un qui boit. Ce policier n’a probablement rien contre les Autochtones ! Mais le système perpétue ces stéréotypes. Est-ce que les gens sont racistes ? Peut-être que non. Mais le système permet des discriminations. Dans le cas des Autochtones, que ce soit en santé, en éducation, les femmes disparues et tuées, la DPJ, toutes les enquêtes montrent qu’il y a un problème. Est-ce que c’est dire que les Québécois sont racistes que de reconnaître qu’il y a des problèmes ? On n’a pas besoin que tout le monde soit raciste pour qu’il y ait un problème de racisme systémique. Tout le monde le sait, on a des preuves qu’il y en a, du racisme dans le système, donc que le système est corrompu.

« Je ne me vois pas comme étranger. Je me vois comme membre de cette Église et je revendique d’être reconnu comme tel. »
Les Autochtones et les Blancs sont condamnés à vivre ensemble. Le rapport de la commission Erasmus‐Dussault a 25 ans. On connaît les solutions donc, mais rien n’a été fait depuis. Pourquoi ?
C’est vrai qu’on n’a pas le choix. Les Autochtones ne demandent pas aux Blancs de rentrer en Europe, eux aussi leur terre de naissance, c’est ici. Ceux qui sont venus d’Europe sont morts depuis longtemps.
Pourquoi on ne bouge pas ? Peut-être parce qu’on ne reconnaît pas qu’il y a un problème. On ne reconnaît même pas qu’il y a du racisme systémique, on ne reconnaît pas que des gens souffrent. On n’a pas abattu les murs qui nous séparent. Tant qu’on ne fait pas l’expérience de l’autre… Les personnes qui viennent dans les communautés autochtones repartent transformées. Non pas parce qu’elles ont cessé automatiquement d’avoir des préjugés, mais parce qu’elles ont vu la réalité autochtone.
Quand la communauté d’Ekuanitshit a fermé l’accès à son territoire au début de la pandémie, nos voisins ont dit : « Pourquoi ils ferment leur communauté ? Pourtant ils continuent à venir chez nous. » Dans une communauté autochtone, vous trouvez facilement 10 personnes dans la même maison, qui se partagent la même cuisine, les mêmes toilettes… Si quelqu’un attrape la COVID, toute la maisonnée l’aura rapidement. Il n’existe pas de structures qui permettent à un individu de s’isoler seul. C’est la réalité autochtone.
Si je disais que je connais la solution, je serais un menteur. Mais un vrai dialogue est nécessaire pour commencer quelque chose.
Dans tout ce qui se passe depuis un an sur le plan des relations interraciales, où est Dieu ?
On n’a pas besoin d’adhérer à une religion pour savoir que l’autre a le droit d’exister. Notre fondateur [saint Eugène de Mazenod] disait : «Faites-en d’abord des humains, ensuite des chrétiens, ensuite des saints. » Parce que c’est d’abord l’humanité la base de tout.
Dieu est là, mais Dieu n’est pas un gendarme, nous avons le libre arbitre; il nous a donné l’intelligence, les ressources, tout ce qu’il faut pour créer des ponts entre nous. Il se fait proche, il continue de susciter des personnes qui vont nous mener plus loin : Martin Luther King, Greta Thunberg, Idle No More, Natasha Kanapé Fontaine… autant de personnes que Dieu fait se lever et parler. On a des prophètes. Est-ce qu’on les écoute ? Dans la parabole de l’homme riche et de Lazare, Jésus enseigne que nous avons des prophètes, mais que nous ne les écoutons pas.
L’humain a perdu le sens du sacré. Les pays investissent des milliards dans l’armement, mais combien d’efforts met-on dans la construction de la paix, de ponts, de relations ? Si Dieu descendait pour dire : « Hé, arrêtez tout ça ! », on le mettrait en prison le jour même.
On doit arriver un jour à comprendre que ma paix dépend de la paix de l’autre, que ma joie dépend de la joie de l’autre.