BOUFELDJA
BENABDALLAH
Musulman, Québécois et artisan de paix
ENTREVUE par Réjean Bernier
AVRIL 2021
Boufeldja Benabdallah, cofondateur du Centre culturel islamique de Québec, est devenu une figure publique après la tuerie du 29 janvier 2017. Dès son arrivée chez nous, cet artisan du dialogue bâtissait la fraternité avec ses concitoyens, convaincu qu’elle pouvait s’enrichir des différences religieuses.
Consultant international en développement durable et en énergies renouvelables, époux, père, grand-père, M. Benabdallah a accordé une généreuse entrevue à Notre-Dame-du-Cap. On ne peut prétendre respecter les gens des autres religions sans jamais aller à leur rencontre.
À votre arrivée en 1969 pour étudier le génie à l’Université Laval, pourquoi avez‐vous logé chez des religieuses?
Ma chambre n’était pas disponible à l’université et ne connaissant personne, on m’a dirigé vers l’église sur le site. Là, j’ai expliqué ma situation à la religieuse qui m’a accueilli. J’étais ébahi par sa gentillesse. [Il s’arrête de parler, ému par ce souvenir.] Ces religieuses ont eu le cœur sur la main. J’étais aux petits oiseaux. Les Sœurs de la Charité m’ont hébergé pendant une semaine. Je n’oublierai jamais cela.
Votre amitié avec le cardinal Lacroix est bien connue. Votre proximité avec le monde catholique intrigue‐t‐elle votre entourage?
Certains me disent : «Toi, tu as des contacts avec le cardinal!» En 2017, juste avant Noël, nous avons participé à une émission radiophonique. Durant l’entrevue, j’ai mentionné: «Comme le disait Gérald…»
L’animatrice s’étonna que je l’appelle par son prénom. L’archevêque renchérit: «Bien sûr, il peut m’appeler Gérald, c’est mon frère, il n’y a aucun problème.» Je partage cette même spontanéité avec Mgr Bruce Myers, qui m’a invité à la cathédrale anglicane de Québec. J’entretiens également de bons liens avec le maire Labeaume. Je crois que ces amitiés ont des retombées sur la société.
Ces bons liens avec les autorités catholiques ne datent pas d’hier…
Ces liens d’amitié ont commencé avec l’équipe de pastorale de l’Université Laval. Puis, à la fin des années 90, Mgr Couture a pris l’initiative d’une visite à notre première mosquée, qui occupait alors un demi-sous-sol. L’archevêque de Québec! Humblement, il désirait connaître notre minorité musulmane. Le cardinal Ouellet a aussi pris son bâton de pèlerin pour nous rencontrer.
Originaire d’Algérie, vous avez dû voir le film Des hommes et des dieux racontant la fraternité entre des moines catholiques établis à Tibhirine et les villageois musulmans. Ces moines furent assassinés en 1996 pendant la guerre civile décimant le pays. Qu’avez‐vous pensé du film?
Il m’a impressionné! Je l’ai vu sous l’angle humain et non politique. Ces moines faisaient le bien et ils furent tués. Ils vivaient avec des musulmans dans une osmose extraordinaire, détruite par une action politique. Retenons leur message. Ils ont appris à parler l’arabe et des musulmans ont appris le français. Jamais ces gens n’ont essayé de convertir les autres.
Avant de commettre des assassinats, certains extrémistes crient Allahou Akbar. Le 6 janvier dernier, des émeutiers ont prié le Notre Père au Capitole de Washington. Pourquoi ces dérives?
C’est une perte du sens. Ces mots fondamentaux font appel à Dieu. Il est paix, pas vindicatif. Malheureusement, dans la chrétienté et l’islam, des gens ayant perdu le sens de la responsabilité individuelle et religieuse ont galvaudé ces mots si beaux. Allahou akbar signifie «Dieu est plus grand». Il n’y a aucune grandeur à tuer des gens. Dans la chrétienté, on ne peut faire appel à Notre Père pour faire du mal, comme ce fut le cas au Capitole.
«Dans la prière, j’ai puisé toutes les ressources pour remonter la pente.»
Que reste‐t‐il aujourd’hui de la vague de sympathie envers la communauté musulmane après l’attentat de 2017?
Le superflu a fait place à l’essentiel. Le regard sur le citoyen musulman a changé. Il y a davantage de connaissance, de reconnaissance et d’amitié.
Qu’est‐ce qui vous a aidé à tenir bon?
Le soir de l’attentat, dans la voiture pour me rendre à la mosquée, ma foi m’a aidé à ne pas sombrer dans le fatalisme. J’ai ensuite vécu une dépression. Je pleurais beaucoup, chagriné par la mort de mes amis et parce que notre société perdait sa quiétude. Le danger nous guettait. J’étais dévasté qu’on nous perçoive comme des étrangers. Puis, dans la prière, j’ai puisé toutes les ressources pour remonter la pente.
Malgré la sensibilisation, l’intolérance dont sont encore victimes des musulmans fait‐elle davantage mal aujourd’hui?
Évidemment! Nous nous demandons pourquoi des individus intolérants ne sont pas dans le même état d’esprit que leurs 15000 concitoyens rassemblés pour exprimer leur solidarité deux jours après l’attentat. Ces intolérants semblent porter une colère qu’ils n’ont pu extérioriser. Pourtant, je crois qu’un jour ils s’assagiront.
Comment réagissez‐vous aux tragédies? Je pense à celle des personnes tuées dans le Vieux‐Québec le soir de l’Halloween 2020.
Je compatis à la douleur des affligés. Lors de cette tragédie, je me suis rendu devant la demeure de la défunte. Je ne la connaissais pas, mais je voulais signifier ma compassion aux proches. Je priais là debout. Puis, alors que je quittais les lieux, le conjoint éploré m’a rejoint en courant, s’excusant de ne pas m’avoir reconnu plus tôt. J’ai répondu: «Monsieur, vous qui êtes dans le chagrin, vous n’avez pas à vous excuser. Je suis avec vous.» Il est alors tombé en pleurs. D’autres personnes se sont approchées. On s’est enlacés. Quel intense moment!
Lorsqu’on vous parle de pardonner à l’auteur de l’attentat de janvier 2017, vous avez évoqué Jean‐Paul II pour rappeler qu’il faut du temps.
Cheminer vers le pardon nécessite qu’on assume et extériorise d’abord sa douleur. Malgré sa profondeur spirituelle, le pape a pris deux ans avant de rencontrer celui qui voulut l’assassiner à Rome, en 1981. Alors comment demander à une mère de famille qui pleure son mari de pardonner? Elle a perdu le père de ses enfants. Le pardon emprunte une démarche d’humilité.
Qu’avez‐vous appris en rencontrant des chrétiens d’ici?
Leur bonté. Ici, on souhaite toujours le bien pour l’autre. Sur le plan social, j’admire qu’on donne la chance au coureur. Les gens ne se fâchent pas tout de suite. On peut s’expliquer. Les Québécois ne le réalisent peut-être pas. C’est à préserver.
Et que peut‐on découvrir en fraternisant avec des musulmans?
Nous aussi, nous aimons beaucoup les gens. Nous sommes généreux et l’hospitalité nous est fondamentale.