BENOÎT XVI (1927-2022)
BENOÎT XVI (1927-2022)
Du théologien novateur au gardien de la foi
Du théologien novateur au gardien de la foi
ENTREVUE par Stéphane Gaudet
MARS 2023
Le père Normand Provencher, o.m.i. a connu Joseph Ratzinger par les écrits du théologien audacieux et jeune consultant au concile Vatican II, par ses orientations et décisions en tant que préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi et enfin comme pape.
De quelles manières le théologien que vous êtes a‐t‐il été en contact avec Joseph Ratzinger et son œuvre?
J’ai commencé à enseigner la théologie en 1965. Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est l’un de ses premiers ouvrages, La foi chrétienne, hier et aujourd’hui. Il s’agit d’une introduction au christianisme qui s’adresse aux gens d’aujourd’hui sous la forme d’un commentaire du Credo. J’ai lu avec intérêt ses articles publiés dans les périodiques Concilium et Communio. Quand il était préfet à la Doctrine de la foi, j’ai été consulté à quelques reprises sur des questions de théologie sacramentaire et sur Marie. J’ai aussi lu Ratzinger-pape, car il est rare qu’un pape trouve le temps de publier un ouvrage de théologie sur Jésus en trois tomes. Au cours de mes 50 ans d’enseignement et de recherche, j’ai été l’un de ses lecteurs assidus et j’ai beaucoup appris.
On le présente souvent comme un conservateur. Comment qualifiez‐vous sa théologie?
Comme jeune théologien au concile Vatican II, sa pensée est novatrice: il prône l’ouverture de l’Église au monde, avec la conviction qu’il faut retourner aux sources, la Bible et les Pères de l’Église, tout en faisant appel à la raison. Il est l’un des initiateurs de la revue Concilium, qui avait pour but de poursuivre Vatican II. Devenu mal à l’aise avec les orientations du périodique, comme le furent d’autres théologiens, tels de Lubac et Balthasar, il s’impliqua dans la revue Communio.
On décèle chez lui un intérêt pour le passé en tant qu’il était centré davantage sur Dieu que sur l’être humain. Il regrette que la théologie et la liturgie, issues de Vatican II, soient devenues trop horizontales et ne favorisent pas la transcendance et le sens du mystère. Au Concile, il était parmi les théologiens novateurs, mais avec les années, il est devenu, je ne dirais pas conservateur, mais plutôt traditionnel. Il était soucieux de conserver l’héritage chrétien, fait de la Bible, de la philosophie grecque et de la vie monastique, qui a tant marqué la culture européenne.
« Ratzinger est un professionnel de la théologie et un homme cultivé qui a beaucoup publié. »
Quelles étaient les limites de sa pensée, selon vous ?
Sans aucun doute, Ratzinger est un professionnel de la théologie et un homme cultivé qui a beaucoup publié. Il est avant tout un penseur qui encourage le dialogue entre foi et raison, mais c’est la raison européenne. La foi a besoin de la raison et la raison est stimulée par la foi. On peut regretter son manque d’intérêt et d’ouverture pour les théologies sud-américaines, africaines, asiatiques. Les théologies de la libération, ne les a-t-il pas condamnées trop rapidement ? Il me semble important que les autorités de l’Église accueillent les théologies des jeunes Églises qui ont une expérience bien à elles de la lecture de la Bible et de la rencontre de Jésus Christ. En dehors de Rome, la foi est vécue, réfléchie, inculturée. Et c’est la foi de l’Église.
On a souvent affirmé qu’il était le pape de la pensée moderne, mais c’est la pensée de l’Europe, surtout allemande. J’ose dire qu’il n’a pas tenu compte que la raison apporte du nouveau à la pensée chrétienne sur des réalités comme la famille, le mariage, la sexualité, le rôle de la femme, l’écologie. Il me semble que Benoît XVI n’a pas saisi que la modernité implique une nouvelle façon d’être humain. De penser, d’aimer, de réagir, d’être homme et femme, de vivre en société. La parole de l’Église ne peut plus être acceptée si elle ne tient pas compte que les sociétés ont beaucoup changé.
Le théologien Ratzinger, à la suite de Jean-Paul II, n’a pas osé renouveler la théologie sur des réalités ecclésiales, comme la place des laïques, le célibat des prêtres, l’ordination des femmes, l’autorité des conférences épiscopales… En conséquence, l’Église est en train de devenir une étrangère dans le monde d’aujourd’hui.
Comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, il a été dur avec de nombreux théologiens, tels Küng, Schillebeeckx, Jacques Dupuis, les théologiens de la libération Boff et Sobrino… Je pense aussi à deux oblats, le père Balasuriya du Sri Lanka en raison de son engagement social et le père André Guindon de l’Université Saint-Paul pour ses publications sur l’éthique sexuelle. Plusieurs théologiens ont été réduits au silence s’ils n’étaient pas d’accord avec le Vatican. Pourquoi le personnel de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, sous sa direction, n’a pas tenu à mieux accueillir la pensée de ces théologiens et à discuter avec eux? Sans conversation ouverte, la théologie ne peut pas se développer et les réformes ne peuvent pas être faites. Je n’arrive pas à comprendre que Ratzinger, un homme si gentil et affable, ait été si autoritaire comme préfet de la Doctrine de la foi. La fonction de gardien de la foi l’a emporté sur l’intelligence de la foi.
Que pensait‐il vraiment de Vatican II ?
Il est important de distinguer l’événement du Concile, de 1962 à 1965, et sa réception, qui n’est pas encore terminée. La plupart des textes conciliaires ont été approuvés presque à l’unanimité. Mais comment les interpréter et les mettre en pratique ? C’est là que les opinions divergent. Pour Ratzinger, il ne faut pas voir dans le Concile un rejet du passé ni une rupture, mais plutôt une continuité. C’est toujours la même Église, selon lui, qui ne cherche pas à changer le contenu de la foi, mais à le présenter de façon nouvelle. Cela a marqué sa pensée jusqu’à la fin de son pontificat. C’est pourquoi il a autorisé l’usage du missel de Pie V comme rite extraordinaire et levé les excommunications des évêques lefebvristes.
Comment interpréter sa renonciation en 2013 ?
Il a senti qu’il n’avait plus les forces physiques et morales pour exercer la fonction de pape dans un contexte de graves crises. Il a réalisé qu’il n’était pas un gestionnaire. Il faut admirer sa lucidité, car il savait ce qui se passait autour de lui et dans l’Église, beaucoup mieux que Jean-Paul II. Toute la question des abus sexuels par les prêtres sur les mineurs, le souci de préserver la réputation de l’institution plutôt que d’être attentif aux victimes, le cas du fondateur des Légionnaires du Christ qui menait une double vie, le manque de transparence dans les finances… Benoît XVI a beaucoup souffert et il a eu l’humilité et le courage de renoncer à sa fonction, pour le bien de l’Église.
Est‐ce un échec?
Je ne dirais pas les choses de cette façon. Ce qu’il y a de plus grand dans sa renonciation, c’est sa foi. Oui, il a mis sa foi en Dieu, non en lui-même ni dans les institutions en place, pour assurer l’avenir de l’Église.
« Pour Ratzinger, il ne faut pas voir dans le Concile un rejet du passé ni une rupture, mais plutôt une continuité. »
Quel bilan peut‐on faire de son pontificat de huit ans, quel héritage laisse‐t‐il ?
Il a amené l’Église à accepter qu’un pape puisse démissionner. C’est, je pense, ce qu’il a fait de plus grand et de novateur. Cette renonciation aide à comprendre que cette fonction est un service pour le bien de l’Église où agit le Christ et son Esprit.
On accorde trop d’importance au rôle du pape et on exige beaucoup trop de lui, surtout avec les médias et les réseaux sociaux: la sainteté, la compétence théologique, le leadership, la santé, l’animation des foules… Il est temps que l’Église se donne une structure plus collégiale et synodale. C’est, je crois, la volonté du pape François. Tout ne peut pas et ne doit pas venir d’un seul homme et de Rome.
Il ne faudrait pas utiliser la pensée du théologien qu’était Benoît XVI pour mettre des obstacles aux initiatives du pape François. On le cite pour freiner l’action réformatrice de son successeur. Nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Il est important d’être solidement enracinés dans les origines et la grande tradition de l’Église, mais aussi d’être lucides et courageux pour accueillir le nouveau. L’Évangile est loin d’avoir donné tous ses fruits. Ratzinger avait raison quand il affirmait qu’il fallait retourner aux sources, c’est-à-dire à la Bible et aux réalités théologales. Je regrette que ses deux encycliques, celle sur l’espérance et celle sur l’amour, n’aient pas eu l’impact qu’elles méritent, non plus que son ouvrage sur Jésus de Nazareth. Théologien et pape, il a toujours voulu mettre le Christ au cœur de sa vie.