L’accompagnement spirituel: art ou traquenard?
REPORTAGE par Yves Casgrain
JANVIER-FÉVRIER 2021
En février 2020, l’Église apprend avec stupeur que Jean Vanier, décédé en 2019, s’était rendu coupable d’activités sexuelles sur des femmes vulnérables (mais non handicapées) qui venaient le consulter à L’Arche. Certains des abus qui lui ont été reprochés ont eu lieu dans le cadre d’un accompagnement spirituel.
Ce retentissant scandale a eu comme effet de mettre en lumière les dérives qui peuvent survenir lorsqu’un fidèle décide de mettre sa confiance entre les mains d’un prêtre ou d’un laïque afin qu’il l’accompagne spirituellement.
«Accompagner, c’est se joindre à quelqu’un pour aller où il va, en même temps que lui.» C’est par cette définition, tirée du dictionnaire Le Petit Robert, que sœur Marie-Christine Sénequier introduit sa conférence sur l’accompagnement spirituel lors d’un colloque sur les abus sexuels dans l’Église.
«C’est donc faire route avec quelqu’un, se mettre à son pas, pour lui permettre plus sûrement d’atteindre son but», a poursuivi cette ancienne supérieure générale de la congrégation des Xavières. «Tel est le principe de base: l’action se règle à partir de l’autre, de ce qu’il est, de là où il en est.»
Diriger les âmes
Dans une entrevue qu’il a accordée à Notre-Dame-du-Cap, l’abbé Jean-Marc Barreau (photo), professeur adjoint à l’Institut d’études religieuses de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, avance que «c’est la vocation de l’Église catholique d’accompagner spirituellement. Le Christ dans l’Évangile va chercher la brebis perdue. Ça, c’est de l’accompagnement spirituel. Cela fait partie de la mission de l’Église.»
Cette mission particulière de l’Église a pris bien des formes au fil de son histoire. «On a passé des décennies, pour ne pas dire des siècles, à diriger des âmes. C’est-à-dire que la personne qui était dirigée devait remettre et son for interne et son for externe à son directeur et obéir matériellement. Cela, c’est de la direction spirituelle. C’est une sorte d’imposition à l’égard de la personne dirigée», explique celui qui a exercé durant huit ans comme intervenant en soins spirituels auprès de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital Marie-Clarac à Montréal, l’Oasis de Paix.
Éclairer la conscience
Pour le frère Adrien Candiard, membre de l’Institut dominicain d’études orientales au Caire, cette façon de faire n’est pas «un mode évangélique d’accompagner les gens». Le nouveau prieur du couvent des pères dominicains, situé dans le quartier Abbasiah, ajoute que l’accompagnement spirituel ne permet pas à l’accompagnateur «de prendre des décisions» à la place de l’accompagné.
«Dans la morale catholique, rappelle-t-il en entrevue, on a toujours considéré que le lieu de la vie morale, c’est-à-dire de la décision morale, c’est la conscience dont chacun est doté. Un auteur, qui n’est pas moderne, Thomas d’Aquin, va jusqu’à dire que si l’on croit en conscience que le Christ n’est pas le sauveur du monde, alors demander le baptême est un péché. Évidemment, pour Thomas d’Aquin demander le baptême est une bonne chose, mais il estime qui si on le fait contre sa conscience, on pèche. Ce que peut faire l’accompagnateur dans ce cas-là, c’est d’éclairer sa conscience et de l’instruire, mais certainement pas de la forcer.»
L’abbé Barreau souligne que l’accompagnement spirituel est «une interpellation spirituelle de la liberté d’autrui. Une interpellation! Jésus ne fait que cela. Il interpelle chaque personne qu’il rencontre. Il n’impose pas. Il éveille. C’est pourquoi, d’après moi, le dialogue a une place centrale dans l’accompagnement spirituel.»
Adrien Candiard, lui-même accompagnateur spirituel, croit pour sa part que celui-ci est au service de la conversation, de la relation entre Dieu et l’accompagné. «La tentation, c’est de vouloir s’y faire une place, de vouloir s’y introduire.» Pour lui, le guide spirituel doit simplement faciliter cette relation.
En somme, l’accompagnateur doit être en mesure de garder sa place. Bien plus, il doit prendre garde à ne «pas se sortir de l’humanité commune, de se voir comme quelqu’un qui n’a pas de problèmes et qui règle ceux des autres. Il se place alors dans une position quasi divine. C’est là qu’il risque de basculer et de devenir un gourou», prévient-il.
Abus spirituel
Si le rôle de l’accompagnateur est d’interpeller et d’éclairer la conscience, il n’est pas de jouer les psychologues ou les thérapeutes. «Au Québec, rappelle Jean-Marc Barreau, nous avons la loi 21 qui définit et réserve l’exercice de la psychothérapie, de même que le titre de psychothérapeute. Elle fait en sorte que nous n’avons pas le droit d’aller dans le champ professionnel des psychologues. Il faut distinguer les deux.»
Lorsque l’accompagnateur discerne chez la personne qu’il accompagne un problème qui relève de la psychologie, il doit lui conseiller de consulter un spécialiste de la santé mentale. S’il prend la place du psychologue, nous pouvons parler «d’abus spirituel», soutient-il.
Pour éviter ces dérives, le guide spirituel doit lui-même être accompagné dans son ministère. «On ne peut jamais être un bon accompagnateur si on n’est pas accompagné. Aucun professionnel de la santé mentale ne fonctionne ainsi», précise l’abbé Jean-Marc Barreau.
Selon lui, il doit être aussi un homme de prière. «L’accompagnateur est un bon accompagnateur s’il sait qu’il est un pauvre instrument entre les mains du Christ.» Il doit savoir se laisser «accompagner» et «façonner» par Jésus, à défaut de quoi il peut «s’ériger en superstar à la place du Christ».
Besoin d’une bonne formation
En outre, le guide spirituel doit recevoir une formation adéquate. «Je crois sincèrement, pardon d’être aussi direct, que le monde de l’accompagnement spirituel souffre d’une génération spontanée d’accompagnateurs. Plusieurs s’inventent accompagnateur spirituel. Je ne dis pas qu’il faut une formation universitaire. Cependant, je crois que nous avons besoin d’une bonne formation. Ce n’est pas parce que nous avons une vie de foi profonde, un charisme, une fonction au sein de l’Église, un doctorat en théologie que nous sommes pour autant un bon accompagnateur. Non! Non! Non! Il faut le signaler, non pas pour condamner, mais pour aider nos frères et sœurs en Église. Cela est quelque chose d’important!», lance Jean-Marc Barreau.
Ce dernier fait écho aux propos du pape François dans son encyclique La joie de l’Évangile: «L’Église devra initier ses membres – prêtres, personnes consacrées et laïcs – à cet “art de l’accompagnement” pour que tous apprennent toujours à ôter leurs sandales devant la terre sacrée de l’autre.»
La formation est d’autant plus importante, souligne le frère Candiard, que la personne accompagnée peut, sans le savoir, être demandeuse de solutions toutes faites, de directives. Il peut être tentant pour l’accompagnateur de jouer au gourou et d’abuser de sa confiance.
Pour éviter d’être victime d’un guide spirituel trop imbu de lui-même, il conseille à l’accompagné «de faire confiance à son instinct et de ne jamais se faire entraîner sur un terrain sur lequel il n’est pas à l’aise. C’est lui qui choisit la voie sur laquelle il veut aller. Si ce n’est pas confortable, il n’a pas à avancer sur le terrain où l’accompagnateur veut l’amener. La personne accompagnée, lorsqu’elle sent qu’on l’amène où elle ne veut pas aller ou qu’elle n’est pas à l’aise avec un sujet de discussion, il lui faut savoir couper court», affirme-t-il.
Frère Adrien Candiard, o.p.: « La mystique et la spiritualité ne vont jamais à l’encontre de la morale. »
La prière, essentielle
Jean-Marc Barreau croit que la personne accompagnée doit être un homme ou une femme de prière. «Pourquoi? Parce que la prière va mettre à jour dans l’oraison les intentions de la personne, l’intentionnalité spirituelle. C’est cela qu’elle va apporter à son accompagnateur. Elle pourra alors lui dire: “C’est curieux, dans ma prière, il y a ceci qui revient. Qu’est-ce que vous en pensez?” Si elle ne prie pas, l’accompagnateur risque alors, faute de matière, de psychologiser l’accompagnement ou encore de le réduire à une direction spirituelle.»
Frère Adrien ajoute une autre lumière rouge que doit observer l’accompagné. «Lorsque l’accompagnateur commence à dire: “Tu sais, l’Église n’est pas encore prête à comprendre notre doctrine qui est bien plus élevée.” Lorsque l’on quitte le domaine de la morale normale, on est parti ailleurs. La mystique et la spiritualité ne vont jamais à l’encontre de la morale.»
Pour l’abbé Barreau, «confier son âme à quelqu’un et constater que ce dernier en abuse peut avoir des conséquences terribles sur la personne accompagnée. Elle peut se refermer spirituellement… à vie!»