Les théories du complot — Quand la fiction est plus vraie que la réalité
REPORTAGE par Yves Casgrain
MARS 2021
Qu’ont en commun l’assassinat du président John F. Kennedy, l’effondrement des tours du World Trade Center et l’actuelle pandémie? Les explications avancées par les instances gouvernementales, les scientifiques et les historiens pour comprendre ces drames ont toutes été disqualifiées par des personnes ou des mouvements qui affirment avoir découvert les véritables causes de ces événements.
Afin de répandre leur version de la réalité, ils ont forgé des théories sur des complots ourdis par des êtres malfaisants tapis dans l’ombre et dont le but n’est autre que de dominer la planète et de contrôler notre quotidien. Ces théories du complot ont vu leur popularité grandir depuis l’apparition de la COVID-19.
Au Québec, des mouvements plus ou moins spontanés et structurés ont organisé des manifestations publiques pour convaincre la population que le virus a été fabriqué en laboratoire, ceci afin de permettre aux gouvernements de voter des lois favorisant l’émergence d’une dictature. D’autres affirment que le virus n’est pas aussi dangereux que le laissent croire les autorités sanitaires. Ces dernières, de connivence avec les gouvernements, voudraient simplement faire peur à la population et l’amener à accepter un plus grand contrôle sur leur vie personnelle.
QANON
Aux États-Unis, des groupes virtuels se sont formés afin de commenter et de répandre les messages complotistes, souvent nébuleux, diffusés sur un site Internet dont l’auteur se fait appeler «Q». Les lecteurs, devenus au fil du temps de véritables adeptes, sont connus sous le nom de «QAnon» (Q Anonymes). Selon un article écrit par Jeff Yates, journaliste de Radio-Canada spécialiste de ces questions, «QAnon prétend qu’une cabale satanique et pédophile contrôle secrètement le gouvernement américain, voire le monde entier. Ses partisans croient que le président américain, Donald Trump, livre une guerre clandestine pour combattre ce groupe maléfique.»
Ces différentes théories, qui souvent se contredisent, sont diffusées dans les réseaux sociaux. Ceux-ci sont devenus pour les adeptes des théories du complot la principale source d’informations, car ils se méfient des médias conventionnels qu’ils accusent de complicité avec les forces obscures. Sur ces plateformes, des documentaires sont écoutés par des milliers d’utilisateurs. Il y a peu, Facebook a fermé près d’un millier de pages alimentées par des groupes ou des individus complotistes.
Soudaine popularité
Bien que minoritaires, les adeptes de ces vérités alternatives occupent toutefois une place importante dans l’univers médiatique traditionnel. Une station de radio a suscité la controverse en invitant régulièrement des complotistes et des antimasques. Pourtant, les théories du complot ne datent pas d’hier, selon Margaux Bennardi, coordonnatrice de l’accompagnement et de l’engagement communautaire du Centre de prévention contre la radicalisation menant à la violence (CPRMV) à Montréal.
«Les théories du complot étaient présentes bien avant la pandémie. Par exemple, la conviction partagée par certains que les Juifs contrôlent les médias», remarque-t-elle dans une entrevue accordée à Notre-Dame-du-Cap.
Alors, comment expliquer cette soudaine popularité des théories du complot? Pour la spécialiste, il peut y avoir une multitude de facteurs à cette réalité. « Est-ce dû au fait que pour certaines personnes la pandémie est un événement tellement gros qu’elle doit forcément avoir été créée par les gouvernements? Pour certains, c’est plus facile de dire que la pandémie n’existe pas. C’est un mécanisme de défense.»
Une drogue
Bien qu’il soit pratiquement impossible de brosser un portrait-robot des adeptes des théories du complot, les experts ont néanmoins remarqué que bon nombre de personnes ont commencé à s’y intéresser après avoir vécu des événements traumatisants. «Certains deviennent adeptes des théories du complot après avoir perdu leur emploi, par exemple. D’autres le sont devenus récemment en analysant quotidiennement le nombre de cas et de morts provoqués par la COVID-19», explique Margaux Bennardi.
Les adeptes des théories du complot proviennent de divers milieux. Selon un sondage effectué par la firme CROP et publié dans le quotidien La Presse, parmi les personnes sondées qui croient à des théories du complot, 25% ont un diplôme d’études secondaires, 17% un diplôme d’études collégiales et 18% sont des diplômés universitaires.
L’éducation ne protège donc pas totalement contre l’adhésion à ce genre de théories, car elles peuvent agir comme une drogue et provoquer une dépendance. Le spécialiste Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch, souligne dans une entrevue accordée à la chaîne de télévision française Arte que «la croyance à une théorie du complot vous rend plus disponible à une prochaine théorie du complot. D’une certaine manière, le complotisme appelle au complotisme. Il y a quelque chose de l’ordre de la spirale dans laquelle on peut très vite être happé.»
Être aspiré par cette spirale peut entraîner de graves conséquences sur sa vie personnelle, entre autres sur ses liens familiaux. Pour Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (UNADFI), en France, le complotisme présente souvent un cheminement de pensée similaire à celui des mouvements sectaires traditionnels. «C’est le même processus, celui d’une radicalisation à la croyance, à un dogme, qui amène une rupture parfois très brutale avec l’environnement. Et les mêmes effets: une rupture avec la société, une méfiance des institutions, quelles qu’elles soient. L’utilisateur s’enferme dans sa bulle sur Internet, comme il s’enfermerait dans une secte», a-t-elle confié dans un entretien au journal Le Monde.
Le Centre de prévention contre la radicalisation menant à la violence accompagne d’ailleurs des adeptes des théories du complot ainsi que des familles dont un proche croit en elles.
Ni juger ni attaquer
Margaux Bennardi propose aux familles de ne pas juger ni attaquer de front leur proche qui s’intéresse d’un peu trop près aux théories du complot. «Cela a un effet inverse au but recherché.» Elle suggère plutôt de s’intéresser aux besoins de la personne tout en se demandant ce qui se cache sous cet intérêt pour les théories du complot.
Par-dessus tout, Mme Bennardi appelle les familles à créer un espace de dialogue. «La personne doit se sentir comprise dans ses besoins et ses ressentiments. L’idée n’est pas de dire: “Voyons donc! Cela n’est pas vrai!” Lorsque votre proche vous déclare que la COVID-19 a été inventée par les gouvernements, vous pourriez lui répondre: “Ah oui? Est-ce que tu veux que nous en parlions? Tu me fais visionner une vidéo qui l’affirme et moi, je te fais lire un article qui explique l’origine du virus selon des scientifiques. Ensuite, nous pourrions en discuter.”»
Le Centre tente d’outiller les familles pour qu’elles réengagent leur proche dans les champs d’intérêt qu’il investissait avant de succomber aux charmes délétères des théories du complot. Margaux Bennardi avoue toutefois qu’une telle stratégie n’est pas facile. «Cela prend du temps.»
C’est un peu ce que propose Mgr Pierre-Olivier Tremblay dans une visioconférence sur les théories conspirationnistes. Pour lui, l’important est d’accueillir l’autre. «Il nous faut rester ensemble pour chercher la vérité», dit-il.
Cependant, il n’est pas contre l’idée que des spécialistes déconstruisent les arguments des promoteurs de théories du complot. «Il faut le faire. Ce n’est pas parce que c’est dit qu’il faut laisser cela être dit!», lance celui qui, dans sa jeunesse, s’est laissé séduire par certaines théories du complot, tel le gouvernement mondial, et qui se préparait à la fin du monde.
«Méfiez‐vous des gouvernements, évitez les médias de masse, combattez les mensonges.» Manifestation anticonfinement, antimasque et antivaccin à Londres le 24 octobre 2020.
Des complotistes catholiques
L’évêque auxiliaire de Trois-Rivières rappelle que même des catholiques peuvent être attirés par ces théories en citant le cas de Mgr Carlo Maria Viganò, ex-nonce apostolique aux États-Unis. Ce dernier affirme dans une lettre adressée au président Trump qu’un «plan global appelé le Great Reset (la Grande Réinitialisation) est en voie de réalisation. […] Son but est l’imposition d’une dictature sanitaire visant à imposer des mesures liberticides. […] Ceux qui n’accepteront pas ces mesures seront confinés dans des camps de détention ou assignés à résidence chez eux, et tous leurs avoirs seront confisqués.»
Selon certains experts, les théories du complot peuvent, à la longue, avoir un effet corrosif sur la démocratie. C’est le cas notamment de Rudy Reichstadt qui se demande même si elle «peut survivre à cela». Pour lui, «c’est un sujet de préoccupation tout à fait important. Je ne crois pas que nous sommes à la hauteur de l’enjeu lorsque l’on minimise ces choses-là, lorsque l’on en fait un folklore inoffensif, lorsque l’on ne le prend pas au sérieux. Je pense qu’il y a une urgence à prendre la mesure de ce qui est en train de se passer sous nos yeux.»