Marie,
sauvée des rues
ENTREVUE par Yves Casgrain
NOVEMBRE 2024
Pour les besoins de ce dossier, j’ai rencontré beaucoup d’intervenants et lu de nombreux documents sur la question. Cependant, ces sources n’auraient pas été suffisantes pour bien saisir le drame qui se joue lorsqu’une personne se voit contrainte de vivre dans la rue. Grâce à l’organisme Présence Compassion, j’ai eu la chance de rencontrer Marie*, ex‐itinérante qui m’a plongé dans cet univers parallèle.

La rencontre a lieu à la place du Canada à Montréal, en face de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde. Ce jour-là, Présence Compassion tenait sa Table des invités. Devant nous s’exécutait la formation musicale Konzert, composée de cinq jeunes musiciens. Les itinérants se mêlaient aux passants qui s’arrêtaient pour écouter les pièces musicales. Marie et moi nous éloignons quelque peu de l’action afin d’entamer notre conversation.
Ce qui m’étonne, c’est l’aplomb avec lequel elle répond à mes nombreuses questions. Calmement, elle me raconte sa vie d’itinérante et sa vie actuelle.
« J’ai été dans la rue durant 20 ans. Ça n’allait pas bien avec mon copain d’alors. J’ai été vivre avec ma mère », me confie-t-elle. Cependant, des tensions entre les deux femmes la forcent à quitter le domicile maternel.
« Je me suis ramassée dans un parc à Longueuil. Très rapidement, des policiers sont venus à ma rencontre et m’ont dit : “Madame, vous ne pouvez pas coucher ici. C’est trop dangereux pour vous. Nous allons vous amener dans une ressource pour femmes.” J’ai suivi les policiers. Je me suis retrouvée dans une maison pour les itinérantes. Je n’ai pas aimé l’atmosphère. Je ne me sentais pas bien. Je suis quand même restée là durant trois jours environ. Puis, j’ai remarqué que des personnes couchaient dans des parcs. Je me suis dit que j’allais faire la même chose. J’avais 35 ans. »
DORMIR AVEC LES CHATS
Marie croyait que sa situation malheureuse allait s’améliorer rapidement. « En fait, j’ai toujours pensé que cela serait temporaire. J’étais certaine de me trouver quelque chose un jour. Mais non ! Ça ne s’est pas passé comme ça ! Je me suis réfugiée dans d’autres organismes pour quelques jours, quelques semaines, un mois, deux mois. Entre chaque refuge, je retournais coucher dehors, dans des blocs appartements, dans des ruelles avec les rats, dans des caisses populaires. Un peu partout. J’étais consciente que cela n’était pas normal. »
Pourtant, Marie me dit qu’elle n’a pas connu la peur. « C’est comme si j’ignorais le danger. J’ai vécu beaucoup de misères et de violences. »
Elle a aussi côtoyé la mort de près. « Parmi les personnes que je connaissais dans la rue, beaucoup sont mortes de surdose, de froid, de maladie. Ce sont des choses difficiles à vivre. » Pour obtenir un peu d’argent afin de manger, Marie a commencé à vendre de la drogue. « Ce n’était pas pour la consommer. Je ne prenais pas de drogue. Je voulais avoir un peu d’argent. »
LE REGARD DES AUTRES
Outre la drogue, la violence est omniprésente dans la rue. « Il n’y a pas de sécurité dans les parcs, les rues, les ruelles. C’est dangereux pour une femme itinérante, même pour un homme. Pour assurer ma sécurité, je ne traînais pas de sacs avec moi. Si tu n’as pas de sacs, tu passes plus facilement. »
Marie a fait face à la violence même dans des refuges. « Il y a des itinérants qui ont peur des autres itinérants. Entre eux, ça ne va pas toujours très bien. Certains se font menacer : “Si tu viens ici, je vais te battre.” Ils ont des territoires qu’ils protègent. »
Bien que les refuges aident de très nombreux itinérants, ils n’ont pas toujours la cote auprès d’eux. « Je n’ai rien contre les intervenants. Il y en a qui sont gentils, tandis que d’autres ne le sont pas. Certains sont trop sévères. Plusieurs itinérants n’aiment pas les règles. »
Marie a aussi affronté le regard des passants. « Lorsque j’étais itinérante, on me regardait avec un drôle d’air. On disait: “Ah non ! Pas elle ! Elle est itinérante !” Les passants se tassaient sur mon chemin. Pourtant, je n’avais rien fait de mal. Je poursuivais ma route avec ma couverture. Je me sentais en sécurité avec elle. Je vivais juste avec ma famille d’itinérants. Les autres, je les voyais d’une manière différente. Ils vivaient dans un monde luxueux. Ils mangeaient dans des terrasses. C’était un autre monde ! »
ENFIN UN APPARTEMENT
Puis un jour, elle décide de faire une demande pour avoir accès à un HLM. Après un certain temps, un organisme la contacte pour lui annoncer une bonne nouvelle. On vient de lui trouver un appartement qui sera à elle pour seulement 25 % de ses revenus.
« Ça fait un an et demi que je suis sortie de la rue. Je m’en sors bien. Je consulte des spécialistes pour ne pas retourner dans la rue. Je travaille », me déclare-t-elle, toute rayonnante.
Celle qui n’a jamais douté de la présence de Dieu dans sa vie n’a pas abandonné pour autant ses anciens compagnons d’infortune. Elle est bénévole auprès de Présence Compassion et suit les débats entourant les démantèlements de camps avec beaucoup d’intérêt.
«Je ne crois pas que cela soit correct de déplacer les personnes itinérantes. Le coût des loyers est bien trop élevé pour eux. Que les itinérants aient de plus en plus de mal à se loger, c’est un scandale ! », me lance-t-elle.
Marie, sauvée des rues, a un rêve. « Si un jour je gagne un gros montant d’argent, je vais ouvrir un hébergement pour les itinérants et pour les itinérantes dans lequel ils auraient le déjeuner, le dîner et le souper. Ils pourraient même apporter leurs animaux de compagnie. »
L’entrevue terminée, Marie se lève, me sert chaleureusement les mains et rejoint ses frères et sœurs qu’elle n’a pas oubliés et pour qui elle prie tous les jours pour qu’ils puissent être en sécurité, en santé, et manger…
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* Marie est un nom d’emprunt.