Rites funéraires — Pour répondre à une demande de sens
REPORTAGE par Philippe Vaillancourt | Présence – information religieuse
NOVEMBRE 2019
Depuis quelques années, le rites funéraires connaissent de profonds bouleversements au Québec. Le tout-religieux de jadis fait aujourd’hui place à une grande variété de possibilités qui nécessitent un travail d’adaptation et une recomposition des démarches de sens proposées, y compris dans les milieux pastoraux.
« C’est un domaine en très grande évolution», confirme Annie Saint-Pierre, directrice générale de la Corporation des thanatologues du Québec. «Ça évolue à vitesse grand V. Depuis le recul de la religion, voire de l’Église, du domaine funéraire, les repères ont disparu. Les familles cherchent et se cherchent dans le domaine funéraire. Plusieurs ne saisissent pas l’importance d’un rituel funéraire», constate-t-elle. Selon elle, les gens appelés à intervenir dans le cadre de rites funéraires – du personnel pastoral aux thanatologues (c’est-à-dire les divers professionnels des services funéraires) – doivent apprendre à composer avec l’absence de repères spirituels communs.
Les rituels d’antan font place à certaines tendances de fond qui traduisent bien l’ évolution des mentalités par rapport à la manière qu’a la société de composer avec la mort et le deuil. Elle note par exemple une «explosion» de l’intérêt pour les bijoux funéraires, aussi appelés bijoux-reliquaires, qui permettent de conserver une partie des cendres d’un défunt avec soi en permanence.
«Une famille peut débourser des milliers de dollars en bijoux funéraires tout en refusant une exposition du corps dans un cercueil. Cela témoigne d’une tendance où on accorde plus d’importance à la personne comme telle qu’à son corps», estime madame Saint-Pierre, qui remarque par ailleurs que plusieurs s’empressent tout de même de se départir de la dépouille. «On se questionne sur comment faire pour rappeler aux gens à quel point il est important de se recueillir», dit-elle.
Missionnaire dans la mort
C’est cette même question que s’est posée le diocèse de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, qui vient de compléter un processus de réflexion d’un an de ses orientations diocésaines en matière de pratiques funéraires. Dévoilées en mai dernier, ces orientations entraient en vigueur le 1er septembre 2019.
« On ne peut plus tenir pour acquis que tous ont rencontré et connaissent Jésus Christ », convient l’évêque Pierre Goudreault, en poste à La Pocatière depuis 2018. Le processus de consultation a notamment permis de prendre le pouls des entreprises funéraires présentes sur le territoire diocésain. Ainsi, le document final a pu s’enrichir de commentaires provenant de tous les acteurs appelés à intervenir en matière de rites funéraires. « Cela nous a donné des orientations qui ne sont pas que le reflet de préoccupations techniques, comme l’organisation des célébrations ou les tarifs, mais qui ont comme trame de fond notre contexte de société, qui est un contexte missionnaire », explique Mgr Goudreault. «Le mot “missionnaire” peut laisser penser qu’il s’agit d’un piège qu’on nous tend, ou qu’il s’agit de profiter d’une occasion pour convertir quelqu’un. Au contraire, il s’agit d’accompagner les gens aux plans humain et spirituel et de s’ajuster le plus possible. Oui, nous pouvons apporter l’espérance du message chrétien. Mais la réalité missionnaire n’est pas à sens unique : les gens peuvent nous apporter beaucoup, nous évangéliser par leur manière de vivre, leur courage, leur confiance en la vie», nuance l’évêque. Pour cela, le diocèse préconise une «conversion» des attitudes pastorales, ce qui passe en partie par un non-jugement face aux questions et aux doutes. «Nous devons être capables de nommer, même lors des célébrations, les doutes et les préoccupations de gens endeuillés qui cherchent dans leur conscience des pistes d’espérance et de réconfort. Nous ne devons pas juste être là pour apporter un message, mais aussi pour se laisser évangéliser par ce que les familles portent comme questions», poursuit Mgr Goudreault.
D’abord vivre la peine
Les clercs comme les laïques appelés à intervenir dans ces contextes sont invités à rencontrer les familles et à s’intéresser d’abord à ce qu’elles vivent, à leur peine, pour ensuite, dans le cadre d’un cheminement, arriver à «proposer un éclairage de foi».
«Parfois, nous escamotons cela en regardant immédiatement la liturgie et nous sautons tout de suite au message chrétien de la vie éternelle. Mais il y a une première étape à vivre d’abord!», rappelle-t-il. Il invite à mettre de côté la nostalgie du passé, où la norme sociale était l’exposition du corps, les funérailles à l’église et la mise en terre au cimetière, pour accepter qu’il y a une variété d’options aujourd’hui. Surtout, dit-il, il importe que les gens continuent de prendre le temps de vivre ce moment. «Ce qui me préoccupe comme jeune évêque, c’est la montée dans la société de ceux qui demandent de ne rien faire : aucune exposition, crémation rapide, aucun rassemblement de famille parfois. Souvent, sous prétexte de ne pas vouloir déranger. Mais inévitablement, 90% des gens ne vivent pas bien leur deuil. Et ça fait partie du deuil de se donner des rites et célébrer la mort», observe-t-il. «Actuellement, tout va vite : on veut être le sujet qui contrôle tout de sa vie. Mais on ne contrôle pas la mort. Ça peut faire en sorte qu’on veuille s’esquiver rapidement. Il y a une peine et une souffrance qu’on a de la difficulté à apprivoiser. On ne peut pas retourner à ce que c’était autrefois, mais il y a peut-être un minimum qu’on peut se donner », croit Mgr Goudreault.
De la tradition au vécu
La chercheuse Isabelle Kostecki s’intéresse depuis plusieurs années à l’évolution des rites funéraires. Doctorante en anthropologie à l’Université de Montréal et à l’Université de Fribourg, en Suisse, elle se penche particulièrement sur les rites de fin de vie. Elle note un changement profond dans la manière de vivre les rites dans notre société.
« Il y a un nouveau paradigme des rites : ils sont désormais personnalisés, subjectivés, analyse-t-elle. Nous retrouvons cette tendance dans tous les rites, pas seulement funéraires. Les Églises sont confrontées à cet impératif: il ne suffit plus d’arriver avec un “script”. Ce dernier n’est d’ailleurs plus consensuel pour la communauté. On assiste à la transition d’un rite centré sur la tradition à un rite centré sur le vécu. C’est fondamental. » Elle constate que beaucoup de Québécois restent tout de même attachés aux rites catholiques, souvent plus par rapport identitaire que par croyance. Mais l’ancienne pratique religieuse d’obédience, voire de convenance, doit être reconsidérée sous l’angle du rapport amour-haine qu’entretiennent les Québécois avec la religion. La tradition peut encore convenir, tant et aussi longtemps qu’elle permet la possibilité de prendre en main son propre cheminement spirituel et religieux. « Les gens sont attachés à l’ esthétique des funérailles à l’église : les vieilles pierres, la musique, la cérémonie. L’alternative, au salon, manque de ce côté mystique et solennel. Ils sont parfois face à ce que l’écrivain Alain Roy appelle le “dilemme de l’incroyant”, où aucune option de sens ne convient réellement », souligne-t-elle. «Il devient alors difficile de formuler un narratif sur la mort dans les rites. Il n’y a plus de consensus sur une croyance eschatologique», poursuit madame Kostecki, faisant remarquer que cela nécessite parfois des prouesses pour identifier un dénominateur commun. « Souvent, le discours immanent – “la personne qui continue de vivre en nous” – fait plus consensus. On utilise des symboliques liées à la nature. Ce sont finalement de nouvelles cosmologies, en continuité avec la cosmologie chrétienne.»
« Ce qui me préoccupe comme jeune évêque, c’est la montée de ceux qui demandent de ne rien faire: aucune exposition, crémation rapide, aucun rassemblement de famille parfois » — Mgr Pierre Goudreault
Des fournisseurs parmi d’autres
Devant le défi de ritualiser la vie, les divergences au sein de la société créent un «marché du rite», où les Églises deviennent des fournisseurs parmi d’autres. Et comme dans tout marché, le pouvoir est du côté des demandeurs. L’efficacité attendue du rite ne dépend plus de sa conformité à la tradition, mais de sa conformité à la subjectivité des participants.
Face à une telle évolution, les rites funéraires chrétiens et leurs particularités peuvent- ils perdurer au Québec, ou sont-ils condamnés à s’estomper? «Ça va dépendre de la capacité des Églises à se virer de bord. C’est un moment historique. Les gens se disent encore catholiques, mais pour combien de temps encore? Il y a vraiment une urgence d’agir», conclut la chercheuse.