Haine et harcèlement en ligne — Quand le dialogue fout le camp
REPORTAGE par Yves Casgrain
MARS 2022
Selon certains chercheurs, la très grande majorité des utilisateurs des réseaux sociaux respectent les règles éthiques qui régissent le dialogue. Cependant, une minorité fait preuve d’un manque de civisme flagrant. Certains même n’hésitent pas à promouvoir la haine, la violence et l’intimidation.
Facebook, Twitter, Instagram, YouTube sont des plateformes numériques sur lesquelles des personnes publient des messages, des images et des vidéos. Bien qu’elles soient les plus connues, il en existe toute une panoplie sur Internet. Le nombre d’utilisateurs de ces nouveaux moyens de communication, aussi appelés réseaux sociaux, est considérable. D’après l’agence We are social, ils étaient plus de 4,2 milliards au tout début de l’année 2021.
Un flot d’insultes
À quelques mois des dernières élections municipales, des maires et des mairesses réfléchissaient à leur avenir politique. Devaient-ils ou non se représenter ? Aux habituels critères de discernement (le taux de satisfaction de la population, les besoins exprimés par leur propre famille) s’en est ajouté un autre : leur capacité psychologique à absorber le flot d’insultes dont ils sont quotidiennement l’objet dans les réseaux sociaux. Certains, comme l’ancien maire de l’arrondissement Verdun, Jean-François Parenteau, ont décidé de ne pas se représenter justement en raison des messages vitrioliques qu’ils recevaient.
Outre les personnages publics, toute personne présente sur les réseaux sociaux est désormais susceptible d’être la cible de messages désobligeants pour avoir émis une simple opinion ou pour avoir partagé une information sur un sujet clivant.
Un sondage publié en 2017 par la Croix-Rouge canadienne démontre que « plus d’un Canadien sur dix déclare avoir été intimidé en ligne. Parallèlement, un parent sur dix affirme que son enfant a été la cible de cyberintimidation. » Un autre sondage réalisé pour le compte de la Fondation canadienne des relations raciales (FCRR) et publié en 2021 démontre qu’un Canadien sur cinq a été victime de la haine en ligne au cours des dernières années. Les propos haineux ciblaient l’orientation religieuse, la race ou encore le sexe des victimes.
Internet, un exutoire
L’incivilité en ligne, le cyberharcèlement et les propos haineux seraient donc en augmentation. Comment expliquer ce phénomène ? « Les réseaux sociaux rendent possible la circulation de la parole à un niveau qui est probablement sans précédent dans l’histoire humaine. Désormais, chaque être humain qui détient un téléphone portable peut littéralement diffuser à la grandeur de la planète n’importe quoi. Forcément, tout le monde n’a pas la capacité de distinguer entre le propos grossier que l’on va se permettre parfois entre quatre murs parce que nous sommes fâchés et le propos que l’on diffuse à des milliers de personnes en utilisant son compte de réseau social », souligne Pierre Trudel, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
Alexandre Coutant, professeur au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal, avance que les incivilités sont bien souvent « dues à l’oubli de certaines règles de discours ». L’expert explique également que « dans le cas où il y a des violences fortes ou des incivilités fortes, nous pouvons avancer plusieurs explications. Une d’entre elles veut que le numérique puisse servir d’exutoire. Certaines personnes expriment leurs frustrations en ligne ».
Se servir des réseaux sociaux comme exutoire peut toutefois avoir de graves conséquences. Ainsi des études ont démontré une corrélation directe entre l’augmentation de messages haineux et discriminatoires sur Twitter et la hausse des crimes haineux dans les villes où ont été réalisées ces enquêtes scientifiques.
Sans nier la présence de l’incivilité, de la cyberintimidation et de la haine en ligne, Alexandre Coutant souligne cependant que « 99 % d’Internet n’est pas violent du tout ! » Il est d’avis néanmoins que les divers intervenants sociaux doivent prendre des mesures afin de contrer ces mauvaises attitudes.
Pistes pour rétablir le dialogue
Selon lui, il existe des moyens simples qui peuvent grandement civiliser les discours sur les diverses plateformes numériques. « Des trucs tout bêtes. Il y a un site sur lequel chaque fois que l’on publie un message, il y a une phrase qui apparaît et qui dit ceci : “Rappelez-vous que la personne qui va recevoir ce message va vivre avec.” » C’est juste cela, mais cela suffit pour calmer le ton. Cela nous rappelle les règles de base.»
L’école a également en ses mains une partie de la solution, selon Pierre Trudel. « Il faut apprendre à interagir sur les réseaux sociaux dès l’école. C’est devenu une habileté essentielle pour la vie en société. Oui, il faut apprendre aux plus jeunes enfants à mieux maîtriser la parole et l’image. Car l’image est également un gros enjeu sur les réseaux sociaux et sur Internet. »
Dans son encyclique Fratelli tutti, le pape François propose d’adopter en ligne et dans le monde réel certains comportements inspirés par l’enseignement de l’apôtre Paul : « Saint Paul désignait un fruit de l’Esprit Saint par le terme grec jrestótes (Galates 5,22) exprimant un état d’âme qui n’est pas âpre, rude, dur, mais bienveillant, suave, qui soutient et réconforte. […] C’est une manière de traiter les autres qui se manifeste sous diverses formes telles que : la bienveillance dans le comportement, l’attention pour ne pas blesser par des paroles ou des gestes, l’effort d’alléger le poids aux autres. Cela implique qu’on dise des mots d’encouragements qui réconfortent, qui fortifient, qui consolent qui stimulent, au lieu de paroles qui humilient, qui attristent, qui irritent, qui dénigrent » (223).
Émotions plutôt que réflexions
D’autres solutions sont plus complexes. Les deux experts consultés sont d’avis que les autorités gouvernementales doivent forcer les plateformes numériques à changer leur comportement et à investir davantage dans la modération des messages qu’elles reçoivent. « Les plateformes sont gérées pour générer des émotions plutôt que de la réflexion. Elles n’y arrivent pas systématiquement. Mais elles, ce qu’elles veulent c’est que nous agissions avec nos tripes et pas avec notre rationalité », estime le professeur Coutant.
Au Canada, le gouvernement fédéral avait manifesté son intention de déposer un projet de loi pour lutter contre les discours haineux en ligne. Ce projet de loi est mort au feuilleton après le déclenchement des dernières élections fédérales. Le gouvernement du Québec a quant à lui présenté un plan d’action pour mieux comprendre le phénomène.