VINCENT PAINCHAUD
Au cœur de la tempête
ENTREVUE par Stéphane Gaudet
SEPTEMBRE 2021
Intervenant en soins spirituels dans deux CHSLD de la Mauricie, Vincent Painchaud, 29 ans, a été témoin de la première vague de COVID‐19 au printemps 2020. Dans l’un des CHSLD, 91 aînés ont été atteints et plus de 50 en sont morts. Comment a‐t‐il vécu cette crise ?
Quel est le rôle d’un intervenant en soins spirituels ?
Il succède à ce qu’on appelait auparavant « aumônier ». Notre mandat est d’accompagner les personnes à partir de leurs croyances respectives, pas les nôtres, mais aussi de leurs valeurs et de leurs repères spirituels – tout ce qui les rattache à la vie, tout ce qui peut encore structurer leur existence –, ceci afin de mieux faire face aux épreuves et aux deuils qu’elles doivent vivre dans le milieu de la santé. Une fois trouvés les points d’appui spirituels (religieux ou séculiers) de la personne, nous l’aidons à s’y accrocher pour mieux faire face à la tempête.
Au pire de la crise dans les CHSLD, à quoi ressemblait votre travail ?
L’approche était beaucoup plus personnalisée. Habituellement, nous assurons certaines activités de groupe, comme les célébrations religieuses bien que je ne sois pas prêtre, mais là, c’était vraiment, dans l’urgence, l’accompagnement au chevet du patient et aussi l’accompagnement des familles. Le rôle n’a pas vraiment changé dans son essence, mais on l’a adapté aux besoins du moment, qui étaient d’une autre ampleur.
Comment, personnellement, avez‐vous ressenti les décès d’une cinquantaine de patients en un mois environ dans l’un des CHSLD où vous travaillez ?
Ce sont des gens avec qui j’avais créé des liens, des gens que j’avais côtoyés plus souvent dans l’année que mes propres grands-parents. Les résidents font partie de notre quotidien. Un CHSLD, c’est un milieu de vie. Ces gens habitent là, ils ne sont pas de passage, c’est leur maison et nous vivons avec eux. Ça dépasse la relation « patient ».
Le choc de réaliser ce qu’on avait vécu est venu après coup, parce que sur le moment, mon souci a été de m’assurer que ces gens, que je connaissais très bien, puissent continuer à vivre jusqu’au bout en fonction de ce qui est important pour eux. La personne devant moi n’est pas seulement un malade, ce n’est pas sa maladie qui la définit. Vu la conscience aiguë que j’avais de qui étaient ces gens que je côtoie au quotidien, ma mission était de préserver tout ce qui était important pour eux, même dans les moments les plus difficiles.
Votre foi a‐t‐elle été ébranlée par ces événements ?
Secouée, mais pas ébranlée. Il n’y a pas eu de fissures. Au contraire, la première épître de Pierre nous dit que notre foi mise à l’épreuve en ressort épurée comme l’or est éprouvé par le feu.
Je suis converti depuis peu, j’ai été baptisé à 25 ans. Il y a des choses pour lesquelles je me demande : est-ce que j’y crois vraiment ou est-ce seulement des choses que je dis ? Au début de la pandémie, je me suis demandé si j’y croyais assez pour y risquer ma santé. Sur le plan médical, mon rôle n’était pas essentiel: ce n’est pas moi qui fais manger les patients, qui leur donne leurs médicaments. Alors je me suis demandé si je croyais à ce que je fais et si oui, si j’étais prêt à risquer ma santé, ma vie, celles de mes proches pour ça. Je me suis alors rendu compte que ce que je crois me porte, que c’est le principe de mon action, de ma vie.
Des collègues m’ont affublé du sobriquet « l’aumônier de Tchernobyl ». En travaillant au CHSLD, j’avais l’impression d’aller porter l’Évangile dans le réacteur numéro 4 ! Savoir qu’il y a un risque et y aller quand même parce que c’est ce qu’on doit faire, c’est dans cet esprit que j’y allais.
Devant le patient agonisant dans sa chambre, je voyais par la fenêtre la basilique Notre-Dame-du-Cap au loin. La question qui m’a pris : où est Dieu ? Pourquoi le bon Dieu ne part pas de la basilique pour venir ici ? Il est si proche… C’est exactement la même question que se posaient les disciples au pied de la croix: où est Dieu ? La réponse : Dieu est sur la croix et souffre en la personne de Jésus. Alors Dieu souffrait en la personne du mourant, puisque nous sommes tous créés à l’image de Dieu et que le Seigneur nous a dit que tout ce qu’on fait au plus petit de ses frères, c’est à lui qu’on le fait. J’étais amené à soulager les souffrances de la personne mourante comme s’il s’agissait du Christ lui-même. Dans la maladie, dans l’épreuve, dans le concret de ce qu’on a vécu, le Dieu transcendant et lointain est devenu beaucoup plus proche. Ai-je ressenti l’absence de Dieu ? Peut-être par moments, mais la soif de Dieu, ressentir l’absence de Dieu, c’est déjà faire l’expérience de Dieu. Se poser la question « Où est Dieu ? », c’est déjà admettre qu’il est quelque part et qu’on a besoin de lui. Dans notre cœur, dans notre conscience qui souffre, il y a un trou béant qui a la forme exacte de Dieu.
Qu’avez‐vous appris sur Dieu ?
C’est venu remettre en question cette idée, un peu philosophique, très désincarnée, d’un Dieu tout-autre, transcendant, impassible, qui ne souffre pas, un Dieu très abstrait. Le concret m’a rendu plus sensible à la dimension d’un Dieu qui est prêt à souffrir. Pourquoi Dieu vient nous rejoindre dans notre vécu, dans notre souffrance, prendre part à la vie humaine, avoir froid, faim, être malade, bref, pourquoi la Croix ? C’est une question que je ne me posais pas avant, alors que c’est le cœur de notre foi. Mes questionnements se sont réorientés sur le Dieu souffrant, alors qu’avant c’étaient des questionnements éthiques du genre « Qu’est-ce qu’aimer son prochain ? ».
Vincent Painchaud animant une méditation du chemin de croix au Petit Sanctuaire.
Votre vision du monde a‐t‐elle changé ?
Malheureusement, autant j’ai investi de nouveaux aspects de ma foi, autant ma foi en l’humanité, elle, est ébranlée. Le plus difficile, ce n’était pas ce que je vivais au travail, c’était de retour chez moi, sur les réseaux sociaux, de lire des gens qui prétendaient que ce que nous vivions n’était pas vrai, qui ne croyaient pas au virus, que c’était un complot. Certains voyaient en moi un complice de ce coup monté, m’accusant de « travailler pour l’OMS » [Organisation mondiale de la santé]. J’ai réalisé que la vérité est quelque chose de très fragile et que la tangente que la société a prise avec les réseaux sociaux était extrêmement dangereuse. Une des victimes de la pandémie est toute une vision du monde : certains présupposés de notre vie démocratique, des liens de confiance, des structures. Les critères de la vérité, qu’on tenait pour acquis, ont été ébranlés.
Vous avez écrit que l’espérance, ce n’est pas croire que « ça va bien aller », c’est de continuer à croire même quand tout va mal. Où puiser cette force ?
Partout sauf en nous-mêmes. Saint Paul a écrit que la toute-puissance de Dieu prend toute sa mesure dans nos faiblesses. C’est dans la résilience de notre foi face aux événements que je me rends compte que les vraies assises de ma foi ne sont pas dans ma force personnelle, mais en Dieu lui-même et en sa grâce. Le miracle qui me convainc de ma foi, c’est que ma foi ait survécu ! Si Dieu n’existait pas, ma foi se serait effondrée.
Comment voyez‐vous l’avenir ?
Je dis souvent à mes patients, notamment lors de célébrations de fin de vie, qu’avoir la foi n’est pas savoir où le Seigneur veut nous mener, c’est être prêt à s’abandonner à lui dans l’inconnu. Je ne vois pas l’avenir meilleur que ce qui était avant. On a tous envie de revenir à notre vie d’avant, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose. Mais je me dis que peu importe où on va, j’y vais avec une volonté renouvelée de me laisser mener par le Seigneur. La prière, ce n’est pas tordre la main du Seigneur ou tirer sur sa manche pour qu’il nous accompagne là où NOUS voulons aller, c’est prendre sa main pour qu’il puisse nous guider là où LUI veut bien nous mener. Il m’a guidé à travers toutes ces épreuves que je ne pensais jamais vivre, alors j’ai confiance que je serai aussi bien accompagné dans ce qui va venir.