Professeur émerite de l’Université de Sherbrooke, Sami Aoun est spécialiste du Moyen-Orient. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Penser la citoyenneté : laïcité, pluralisme et islam publié en 2021 chez Médiaspaul. Il a prêché au Sanctuaire sur le thème de la réconciliation des peuples lors de la Neuvaine de l’Assomption en août 2024.
ors de votre prédication, vous aviez décrit le Québec comme un paradis pour la coexistence des religions. Pourtant, beaucoup décrient nos lois sur la laïcité.
Par « paradis », j’entends l’idéal d’avoir un État de droit, sans religion officielle. Qu’il s’agisse de l’État fédéral ou de l’État québécois, la neutralité religieuse est garante d’une gestion la plus pacifique possible du pluralisme ethnoreligieux.
Deuxièmement, c’est une laïcité qui se vit dans le cadre de la démocratie libérale. On reconnaît ici l’existence du fait religieux. La difficulté, c’est de savoir si on ira vers la laïcité permissive des différentes normes religieuses – tombant dans un relativisme multiculturel – ou une laïcité dans laquelle l’État doit parfois s’imposer pour conserver l’harmonie et éviter le chaos. Je crois que le Québec est avancé sur ce dernier point. Quand il y a des crises ou des dérives identitaires de la part de gens qui veulent déstabiliser ou rejeter cette laïcité dont le pilier est la liberté de croire ou de ne pas croire, c’est une idéologie sectaire qu’ils promeuvent, pas la foi en tant que telle ni la tolérance.
La laïcité peut être interprétée de différentes manières et évolue avec le temps. Il faut toujours chercher ce que le pape François appelle « la saine laïcité », c’est-à-dire une laïcité qui n’écrase pas le fait religieux ni ne l’exclut de la réflexion sur le bien commun, mais qui ne permet pas non plus au fait religieux d’être monstrueux à l’égard de la neutralité de l’État en justifiant le repli sur soi. Nous sommes devant une double instrumentalisation : la laïcité utilisée comme rempart contre les religions, et une autre instrumentalisation, religieuse celle-ci, qui pourrait intimider la laïcité, la rendre moins efficace, et qui fragilise la solidarité citoyenne.
Le modèle multiculturaliste canadien est différent du modèle interculturaliste québécois, qui s’oriente vers une laïcité républicaine à la française. Est-ce ça, la saine laïcité dont parle le pape François ?
Pas complètement, non. Mais vous avez raison de souligner cette différence entre le Canada anglo-saxon et le Québec, d’où la tension entre les deux modèles et la préférence que pourraient avoir certains groupes religieux pour le multiculturalisme. Pour le Québec, il y a le danger du communautarisme. L’idée républicaine est fondée sur le primat de l’individu-citoyen, avec sa liberté de conscience et de croyance. Il ne faut pas que la communauté devienne l’identité exclusive de cet individu au détriment de ses droits citoyens.
Mais les deux modèles sont en crise. Le communautarisme multiculturaliste est difficile à gérer et devient explosif. La laïcité québécoise fait face au défi pluricommunautariste. En France, le contrat incarné par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État n’est pas évident dans la majorité des pays musulmans. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de musulmans qui réclament la laïcité, mais l’islam reste le fondement du pouvoir. Tandis que le catholicisme est une référence qui n’a pas le monopole ni comme source de législation, ni comme moralité publique.
C’est en ce sens que je dis que, pour l’instant, le Québec est paradisiaque, parce qu’on gère tout ça sans recours à la violence mais par le dialogue et les accommodements. Pour chaque groupe religieux, on se pose la question : est-ce que cette contrainte est tolérable ou pas ? Dans le cas de l’interdiction du voile intégral à l’école, on doit se demander s’il s’agit d’une contrainte tolérable ou qui touche le fond du dogme. Ça ne touche pas le dogme; le voile intégral n’est pas consensuel en islam, il se rapporte plus à des us et coutumes. Dans une démocratie, on cherche à ce que les contraintes soient les plus tolérables possible.
Que penser du concept d’islamophobie ?
Ce n’est pas une phobie de l’islam en tant que tel comme foi, mais plus une phobie de l’islamisme combatif. Il ne faut pas confondre ! Il existe des mouvements islamistes qui font peur, avec raison, comme Daech ou Al-Qaïda. Mais attention, cette islamophobie peut être utilisée comme accusation non fondée et ne peut pas être invoquée pour suspendre ou rejeter les études objectives et historiques sur l’islam, ni pour museler la contextualisation des enseignements et des interprétations des textes sacrés.
Nos sociétés occidentales sont-elles naïves ou aveugles face aux dérives de l’islamisme ?
Oui, parfois. À cause de la confusion entre islam et islamisme. Les islamistes prétendent avoir la meilleure interprétation de l’islam, la seule lecture possible. C’est un débat que doivent avoir les musulmans entre eux. Quand il y a un conflit, les voix modérées sont marginalisées. Ces voix musulmanes éclairées et libérales n’occupent pas le devant de la scène et ne participent pas à la prise de décision dans les pays et régimes. Pire, de nombreux régimes caressent ces islamistes dans le sens du poil. Ils ne font pas une critique de ces mouvements sur le plan doctrinal. Ce qu’on appelle un islam libéral ou des Lumières n’a pas beaucoup d’appuis solides.
Vous appelez cet islam libéral de vos vœux, mais vous êtes chrétien, catholique de rite maronite. Les musulmans se demandent-ils de quoi vous vous mêlez, ou au contraire vous remercient-ils de votre appui ?
Ça dépend de qui on parle ! (rires) Mais oui, les gens qui épousent cette idée d’un islam des Lumières disent : « On a besoin de cette voix. » Je ne suis pas militant, je ne provoque pas, je ne fais ni risée ni satire. J’interviens parce que j’ai à cœur la paix civile, l’harmonie du vivre-ensemble et le dialogue interculturel et interreligieux. Ce que j’ai critiqué de l’islam, je l’ai aussi fait pour le christianisme. Je suis pour une réécriture des relations entre politique et religion. Quand je dis que la sécularisation est une chance pour les chrétiens, je dis qu’elle est un fait historique, en marche, et qu’il faut que nous composions avec cette situation. Je crois sincèrement que le christianisme – comme le judaïsme, comme l’islam, comme l’hindouisme – a tout intérêt à sauver sa foi, sa spiritualité en ce monde. Ne pas tomber dans le matérialisme, garder sa foi comme référence spirituelle, sans instrumentalisation politique ni idéologique. Les musulmans de tendance libérale ou rationaliste acceptent cette vision. Les intégristes ont droit de cité. Ce n’est pas à moi de leur dire comment comprendre leur islam. Mais je leur rappelle que leur interprétation n’est pas acceptée par tous les musulmans.
Est-ce que l’islam peut être compatible avec la démocratie libérale, ou est-ce encore à créer ?
C’est à créer, et dans certaines sociétés musulmanes plurielles, à promouvoir pour couper court aux conflits sectaires justifiés par la religion entre les musulmans eux-mêmes. Quand un musulman ici au Québec dit : « Je me sens bien », c’est parce qu’il jouit de ses droits fondamentaux dans un espace démocratique. C’est donc possible. Il est interpellé pour améliorer les retombées bénéfiques de la culture de tolérance grâce à la laïcité de l’État. Mais il doit savoir que la laïcité québécoise est sortie d’une culture majoritairement catholique, que le catholicisme a laissé son empreinte. Tout comme l’islam a laissé son empreinte dans la laïcité en Turquie ou en Tunisie, issue d’un contexte musulman.
Au Sanctuaire, Sami Aoun a fait la prédication sur le thème de la réconciliation des peuples le 12 août 2024.
Le point important, pour le christianisme comme pour l’islam, c’est l’inculturation : quand vous prêchez votre foi, il ne faut jamais oublier que vous le faites dans un contexte culturel sécularisé.
Dans notre société sécularisée, quelle posture les chrétiens devraient-ils adopter ?
Affirmer ce que l’Évangile enseigne, l’interpréter selon ses sensibilités et le mettre en pratique pour lire les signes des temps. La religion n’est pas la seule vision du monde pour le chrétien, il y en a d’autres, comme la modernité. On finit avec une certaine hybridité.
Aussi, que la religion ne soit pas une idéologie. Le christianisme ne doit pas en être un de survie identitaire. Réduire l’Évangile à ces considérations, c’est perdre l’idée que les chrétiens sont le sel de la terre, perdre l’amour du prochain, la capacité de regarder l’autre, le juif, le musulman, l’athée comme créature de Dieu. Non, il faut conserver sa foi, fondée sur l’humanisme et l’idée que les humains sont créés à l’image de Dieu.
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